mercredi 17 avril 2024

Faire histoire

Une fille sans histoire de Tassadit Imache est l'histoire d'une fille qui se croit, ou se voudrait, sans histoire.
Née d'un Algérien et d'une Française, elle vit dans ce métissage et cette confrontation des cultures, mais surtout elle subit le racisme, jusque dans sa famille qui bannit sa mère.
Il y a son histoire personnelle et singulière, et bien sûr l'histoire franco-algérienne, violente et douloureuse.
La narratrice rejette d'abord son histoire, laisse planer le doute sur l'origine de son nom à la consonance poétique. Finalement, elle va s'approprier son histoire et en faire toute une histoire, un roman.
Elle passe alors de la troisième personne du singulier, distante, à la première du pluriel, puis à la première du singulier. 
Ce premier roman, édité initialement en 1989 chez Calmann-Lévy, sera suivi par bien d'autres.
Tassadit Imache écrit notamment dans la postface : 

Il faut rendre leur visage et leur existence aux effacés, aux disparus, au lieu de les retirer aux ciseaux de la photo de famille ! Il faut livrer à tous les descendants la pluralité des récits de ce qui a été vécu, de ce qui s'est passé. Laissons s'écrire et se transmettre toutes les histoires de notre pays, qu'elles soient lues, reconnues de l'intérieur, dans l'intimité d'un roman, voir la place de chacun ensemble.

Un livre tout en émotions, avec une magnifique préface de Faïza Guène.

Hors d’atteinte, préface de Faïza Guène, 2024, 128 pages.

D'autres livres de cette belle maison d'édition, Hors d'atteinte, féministe de fiction et de non-fiction, installée à Marseille :
- Collectif Piment : Le Dérangeur. Petit lexique en voie de décolonisation ;
- Alexandra Frénod et Caroline Guibet Lafaye : On ne va pas y aller avec des fleurs. Violence politique : des femmes témoignent ;
- Daphné Ticrizenis : Ces grandes effacées qui ont fait la littérature ;
- Catherine Laurent : La possibilité d'un enfant ;
- Bruno Le Dantec : Et mon père un oiseau ? ;
- Mariame Kaba : En attendant qu'on se libère : vers une justice sans police ni prison.

Louise ou la vie sauvage

Une île pour elle d'Anne-Solange Muis est l'histoire de Louise, une étudiante en géographie qui part s'isoler quelques semaines sur l'île aux Moutons, au large de Concarneau, dans le cadre de son mémoire de maîtrise. L'îlot est (presque) désert, hormis la faune et quelques visiteurs qui débarquent, dans un esprit pas toujours respectueux de la nature et de la jeune femme.
L'autrice est géographe, comme sa narratrice, d'où une description à la fois littéraire, écologique et scientifique des lieux et de la vie rudimentaire dans un refuge pour marins.
Louise est presque coupée du monde avec juste un téléphone qui ne peut que recevoir des appels.
L'atmosphère est souvent chargée de tensions et de tourments car cette aventure, dont l'étudiante rêvait, n'est pas si routinière qu'on pourrait l'imaginer. Les nouvelles qui arrivent de la terre ferme deviennent inquiétantes, comme la météo.
Petit à petit, la jeune femme fait corps avec les éléments, la nature environnante de cette île, qui est un personnage à part entière et semble la retenir. L'espace de liberté de l'île est aussi une prison.
Ce premier roman très réussi est d'une grande sensibilité. À la fois parcours initiatique et récit d'aventures, c'est aussi une réflexion sur l'écologie et sur le rapport des femmes à la nature (et aux autres), parfois risqué.

Jamais, dans les récits de voyage, il n'était question de la vie de ces aventuriers laissée derrière eux, de ce qu'ils avaient dû sacrifier pour vivre leur périple. Pourquoi les défis des explorateurs étaient-ils toujours si héroïques ? Pourquoi ne parlaient-ils jamais de l'endurance psychologique qu'ils devaient supporter lors de l'épreuve ? Louise aurait voulu trouver dans ces pages autre chose que les raisons qui poussent ces hommes à s'aventurer à l'autre bout du monde — celles-là, elle les connaissait déjà — mais celles qui les amènent, en dehors du challenge physique, à continuer quand tout s'arrête autour d'eux.

Phébus, 2024, 192 pages.

Anne-Solange Muis a également créé les éditions Terre Urbaine, dont ces ouvrages :
- GénérationT pour la Terre (recueil de nouvelles sur l'écologie) ;
- Gilles Fumey : Feu sur le breakfast ! (histoire et démythification du petit déjeuner).

D'autres chroniques aux éditions Phébus :
-
La Dérobade de Jeanne Cordelier ;
- Certaines n'avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka ;
- Quand l'empereur était un dieu de Julie Otsuka.

Un chantier d'écriture

Au moment où je commence l'animation d'un atelier d'écriture, forcément, je veux lire La Voix des Saules de Nathalie Skowronek. Certes, le contexte et les participants sont différents, mais je me demande aussi où me mènera cette nouvelle expérience... Je suis surtout curieuse de découvrir le dernier livre de l'autrice*.

Et je suis captivée de bout en bout.

Je vous propose de tenter l'aventure de l'écriture. Vous verrez, c'est un lieu magnifique. On est là et pas tout à fait là, à la fois extrêmement lucides et dans l'abandon le plus complet. Le réel, la rêverie, ce qui est advenu, ce qu'on projette, toutes les frontières deviennent poreuses, c'est un espace de grande liberté, le meilleur que je connaisse.

Le texte autobiographique raconte comment, en animant un atelier d'écriture dans un établissement psychiatrique, Les Saules, qui prône l'art comme thérapie, elle est confrontée à ces personnes atteintes de troubles. Les frontières deviennent poreuses. Petit à petit, ces rencontres la renverront, malgré elle, aux démons qu'elle redoute d'affronter.
Les participantes et participants tombent le masque et se moquent parfois des faux-semblants.
Les choses ne se passent pas tout à fait comme prévu. La narratrice va devoir faire face.
Ce récit intime et captivant est tout ce chantier, ce chamboulement qui nous bouleverse aussi.
Un récit intime très émouvant et passionnant, dans la veine de Karen et moi.

Grasset, 2024, 176 pages.

* Lire aussi mes chroniques sur :
-
Karen et moi
- Un monde sur mesure

L'esprit des terrasses

Les beaux jours reviennent.
Le temps des terrasses
de Pascal Lardellier est le livre idéal à lire en terrasse, la vôtre, celle de vos amis, des cafés, des guinguettes... C'est un des lieux typique de l'art de vivre à la française ou à la méditerranéenne, un lieu de rencontres, mais aussi d'observation des passants et des occupants des tables voisines... Cet esprit des terrasses est tout entier dans ce recueil préfacé par Philippe Delerm.
Les histoires de ces nouvelles se déroulent sur toutes sortes de terrasses, de la plus décontractée en bord de route, à la plus chic d'un café parisien. Elles sont le théâtre, public ou privé, de rencontres, de moments joyeux ou dramatiques, d'aventures inattendues ici ou ailleurs...
Les personnages sont toujours très finement décrits. Certainement parce que l'auteur, qui est anthropologue, a un regard affûté d'observateur des comportements et relations entre homo sapiens.
Toujours est-il qu'il s'exprime magistralement dans la capture de ces instants de vie.

Les ateliers Henry Dougier, collection Littérature, préface de Philippe Delerm, 2024, 144 pages.

jeudi 4 avril 2024

Désenchantée

Encore une ! Il y a de quoi se demander ce qui ne va pas ! Elles ne sont pas des cas isolés, ces femmes qui n'en peuvent plus du sexisme de certains hommes. Elles réagissent (se réveillent parfois) et s'interrogent. C'était le cas de Majé dans Ne plus tomber (en amour) mais aussi de Mona Chollet dans Réinventer l'amour ou de Victoire Tuaillon dans Le cœur sur la table.
Et bien sûr, c'est le cas d'Ovidie dont le livre La chair est triste hélas (2023) vient de sortir en poche.
Parce qu'elle a mis beaucoup d'énergie, de temps et d'argent pour être au top "sur le grand marché de la baisabilité", comme elle l'écrit, l'autrice ressort de ses expériences totalement désenchantée.
Elle est dans un tel état d'écœurement vis-à-vis de l'hétérosexualité qu'elle a décidé de faire grève.
Elle aurait pu arrêter sans en faire toute une histoire, puisqu'après tout la plupart des gens, en couple ou pas, ne font plus l'amour et ne semblent pas s'en porter plus mal.
Sauf qu'Ovidie est autrice, documentariste, spécialiste des questions de sexualité, militante et féministe. Donc elle écrit et s'interroge sur ce qui a provoqué ce ras le bol et sur ce qu'elle voudrait. Elle pose des questions et n'a pas forcément les réponses à tout. En tout cas, elle nous invite à réfléchir aux rapports hommes-femmes, aux comportements de part et d'autre, aux injonctions et autres biais culturels.
Cela fait un petit livre autobiographique — mais un gros pavé dans la mare comme on les aime — très bien écrit, intelligent et captivant.
Oui, jetez-vous dessus : c'est passionnant.

Et je voudrais qu'on m'aime moi, pour ce que je suis et non pour ce que je représente. Qu'on m'aime et qu'on me laisse libre de vaquer à mes occupations, de la même manière que je respecterais la liberté de l'autre, parce que cette relation serait fondée sur la confiance et la sécurité. Je voudrais croire en un amour affranchi de notre culture de la domination, en un monde dans lequel il serait possible d'envisager l'égalité entre deux êtres, une « hétérosexualité qui trahirait le patriarcat », pour citer Mona Chollet. Je fantasme une société plus égalitaire, où les individus vivraient et travailleraient ensemble d'égal à égal et qui ouvrirait la voie à des relations d'un type nouveau, fondées sur l'affection mutuelle et non plus entachées par des questions de propriété, de possession, de valeur, de prix et d'échange.
Vous voyez bien que c'est strictement impossible.

Julliard, collection Points, n° P5733, 2024, 128 pages.

On peut aussi écouter le podcast avec Victoire Tuaillon : La dialectique du calbute sale ou le podcast avec Tancrède Ramonet : Qu'est-ce qui pourrait sauver l'amour ?

lundi 1 avril 2024

Les gardiennes de graines

Même la couverture est superbe.

Les Semeuses est un magnifique et bouleversant roman !
On le sait dès les premières pages et cela se confirme jusqu'à la dernière.
Il est magnifique à tous points de vue : belle écriture précise, sensible et poétique, un beau sujet sur la nature et sur la transmission entre générations, une émouvante histoire de femmes autochtones amérindiennes de la tribu Dakhóta, dont fait partie l'autrice Diane Wilson.
Mais surtout il s'agit d'une mise à jour revue et corrigée de l'Histoire longtemps officielle des États-Unis et qui donne, bien évidemment de nombreux torts aux Blancs qui se sont approprié les terres des Amérindiens, les ont privés de nourriture et de leur culture, ont séparé les familles, etc.
La culture des Autochtones est notamment beaucoup plus proche et donc respectueuse de la nature.
Au fil des pages, ce livre est donc un véritable plaidoyer pour l'écologie et une critique juste et précise de la marche du monde, c'est-à-dire du colonialisme et du capitalisme et de leur système de désinformation et de destruction de la planète.
Cela faisait longtemps que je n'avais pas lu un roman aussi puissant.

Éditons Rue de l’échiquier, 2024, 384 pages.

D'autres chroniques sur les livres de la maison d’édition :
- Passage piéton ;
- De la démocratie ;
- Mousse ;
- Écotopia ;
- Devenir chevreuil ;
- Gorge d'or.

Un catalogue de livres pratiques, albums jeunesse, bandes dessinées et fiction à explorer : fondée en 2008, Rue de l’échiquier est une maison d’édition indépendante spécialisée en écologie et sur tous les sujets qui s’y rapportent : changements climatiques, choix de mobilité, pratiques alimentaires alternatives, zéro déchet, engagement citoyen, féminismes, etc.

mercredi 27 mars 2024

Il nous faut des arguments !

C'est toujours fascinant comme les bonnes idées fleurissent comme des coquelicots en même temps : encore un guide pour nous aider à répondre à tous les réfractaires à l'écologie, qu'ils soient nouveaux sceptiques immobilistes, économico-anxieux, optimistes candides, techno-solutionnistes, dissonants cognitifs (voir ma chronique ci-dessous).
Cette fois, c'est Margot Jacq, spécialiste de la transition écologique des territoires, qui nous propose cet excellent Petit manuel de répartie écologique.
Comme il n'est pas simple de parler d'écologie avec son entourage, l'autrice propose des arguments et une posture bienveillante, pédagogique et empathique pour éviter de casser l'ambiance (et de braquer les autres).
En effet, ce n'est pas en stigmatisant ou en agressant son interlocuteur qu'on fera avancer le débat.
Elle cite des solutions concrètes et reste positive.
Pour elle, les opposants ne se ressemblent pas et il faut adapter nos arguments.
Son livre est donc divisé en autant de chapitres que de typologies d'interlocuteurs. Mais attention : certains cumulent les casquettes !
Quelques exemples de propos : "L'écologie, c'est vraiment un truc de riche bobo citadin !" ou "Arrêtez de me dire ce que je dois faire à la fin... C'est pas les petits gestes individuels qui vont nous sauver ! " ou "Mais comment vous allez financer tout ça ?" ou "Tu as vu ? Je me suis mis au tri !"
Une lecture très documentée qui montre l'exemple avec tous les arguments qu'il nous faut.

Les Liens qui Libèrent, 2024, 256 pages.