mardi 27 mai 2014

Chaque histoire d'amour est une histoire de chagrin potentielle

En prenant au vol une émission de Jean Claude Ameisen, Sur les épaules de Darwin (sous-titrée Présences), sur France Inter, je découvre le dernier livre de Julian Barnes, dont un texte bouleversant sur sa femme : Quand tout est déjà arrivé.
On peut se demander pourquoi l'auteur associe trois chapitres qui n'ont, a priori, rien à voir. Dans le premier, Le péché d'élévation, il retrace les premières expériences d'ascension et les clichés réalisés par Nadar lors de vols en ballon. Dans la deuxième partie, À hauteur d'homme, nous retrouvons l'extravagante et légère Sarah Bernhardt (souvent photographiée par Nadar, qui a bu du champagne et mangé des tartines de foie gras lors d'un voyage en montgolfière) qui changeait d'amant et d'avis comme de costume de scène. Enfin, dans La perte de profondeur, la partie la plus émouvante, juste et personnelle, Julian Barnes raconte qu'après avoir connu les altitudes de l'amour, il ne se remet pas de la mort de sa femme. De ces différents chapitres à première vue sans lien direct, l'auteur nous donne lui-même la subtile corrélation :
"Nous vivons à ras de terre, à hauteur d'homme, et pourtant — et par conséquent — nous aspirons à nous élever. Créatures terrestres, nous pouvons parfois nous hisser jusqu'aux dieux. Certains s'élèvent au moyen de l'art ; d'autres, de la religion ; la plupart, de l'amour. Mais lorsqu'on s'envole, on peut aussi s'écraser. Il y a peu d'atterrissages en douceur. On peut rebondir sur le sol assez violemment pour se casser une jambe, entraîné vers quelque voie ferrée étrangère. Chaque histoire d'amour est une histoire de chagrin potentielle. Sinon sur le moment, alors plus tard. Sinon pour l'un, alors pour l'autre. Parfois, pour les deux."
Et probablement la dernière partie du livre a besoin des deux premières parce que, parfois, des choses ou des personnes qui n'ont rien à voir sont réunies, avec plus ou moins de bonheur, et surtout parce qu'il peut être gênant, de but en blanc, de parler de son chagrin, un vide sidéral qui occupe pourtant tout l'esprit.
"Dans la jeunesse, le monde se divise sommairement entre ceux qui ont fait l'amour, et les autres. Plus tard, entre ceux qui ont connu l'amour, et les autres. Plus tard encore — du moins si l'on est assez chanceux (ou, d'un autre côté, malchanceux) —, il se divise entre ceux qui ont connu le chagrin, et les autres. Ces divisions sont absolues ; ce sont des tropiques que nous franchissons."
Ce sont des frontières ténues, parfois imaginaires, et des émotions aiguës de l'absence et de la présence que le génie de Julian Barnes nous aide à discerner.

Éditions Mercure de France, 2014, 144 pages.

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