samedi 28 avril 2012

Lettres à des absents

La collection "Les affranchis" des éditions NIL demande à ses auteurs d'écrire la lettre qu'ils n'ont jamais écrite : "Quand tout a été dit sans qu'il soit possible de tourner la page, écrire à l'autre devient la seule issue. Mais passer à l'acte est risqué. Après avoir rédigé sa Lettre au père, Kafka avait préféré la ranger dans un tiroir. Écrire une lettre, une seule, c'est s'offrir le point final, s'affranchir d'une vieille histoire."
Entre autres écrivains, Annie Ernaux et Linda Lê ont relevé le défi de s'adresser à des destinataires sans adresses (évidemment, nous sommes les véritables destinataires de ces lettres).
Annie Ernaux, dans L'autre fille, écrit à sa sœur aînée qui est morte avant qu'elle-même naisse, donc qu'elle n'a jamais connue. La petite Annie apprend la tragédie indirectement et de façon involontaire (ou inconsciente) par sa mère qui se confie à une dame. Le secret restera, si lourd qu'il n'a jamais été possible ensuite d'en parler avec ses parents. Un non-dit qui aura son poids et son importance sur l'identité et la vie de l'auteur, forcément, qu'elle traite avec la subtilité et l'intelligence qui la distinguent.
Linda Lê, elle, expose sa volonté de ne pas devenir mère dans À l'enfant que je n'aurai pas. Mais n'est-ce (naisse) pas lui donner vie que de lui écrire ? Peut-être pour mieux renoncer à la maternité ensuite et faire le deuil d'une possibilité. Elle s'adresse plutôt à son compagnon qui lui expose toutes les bonnes raisons d'avoir un enfant. Linda Lê évoque alors son enfance et l'éducation d'une mère amère et peu amène (une perverse narcissique, peut-être, comme le père de Kafka ?). Un style singulier et une vision très personnelle de ce tabou. Le livre a obtenu le Prix Renaudot poche 2011.
Des exemples à suivre : quand l'autre, ou les autres, ne peuvent pas entendre, on peut se libérer d'un contentieux en écrivant des lettres qu'on n'envoie pas.

Éditions NIL, Collection Les Affranchis.

vendredi 27 avril 2012

Lignée de femmes

Je suis dans ma période Nancy Huston dont j'explore l'œuvre polymorphe : essais, romans, théâtre, livres pour la jeunesse, correspondance, scénarios...
Prodige est issu d'un projet de scénario de film, qui n'a pas vu le jour, avec Yves Angelo. Il a pour sous-titre : Polyphonie.
Nancy Huston a quand même voulu donner vie au projet et à ses personnages avec cette suite de monologues où chacun prend la parole à son tour, comme dans une saga polyphonique. C'est l'histoire de trois générations de femmes, trois pianistes, de mère en fille : Sofia, Lara et Maya.
La musique est un des thèmes de l'œuvre de la romancière (Les Variations Goldberg, Cantique des plaines, Instruments des ténèbres), car elle est également musicienne et fille de pianiste prodige. Les femmes et le féministe sont également parmi ses sujets de prédilection.
Par petites touches noires et blanches, une musique vibrante, une atmosphère légère et lourde, d'amour, d'exil, de transmission, de rapport mère-fille, de vie et de mort... Un roman court et poignant.

Éditions Actes Sud, Collection Babel n° 515, 2002, 192 pages.

mercredi 25 avril 2012

Journal des monts et merveilles

Démons quotidiens est un livre à quatre mains (à deux, en fait, une main chacun, car on n'écrit ou ne dessine que d'une seule main, pas avec les deux comme on joue au piano).
Les lavis de Ralph Petty et les avis de Nancy Huston se correspondent au jour le jour, de juin 2010 à mai 2011. L'artiste et professeur de peinture à l'Université américaine de Paris, Ralph Petty, gardait ces dessins jusque là pour lui-même et appelle ce travail quotidien : Notes du souterrain. Après sa lecture des journaux ou l'écoute des nouvelles à la radio, il réalise ces lavis en dix ou quinze minutes.
Pour Nancy Huston, le défi était d'accompagner ces œuvres d'un texte par jour, comme une chronique des événements du monde imbriqués avec ceux de la vie privée (un sujet cher à l'auteur). Réflexions, anecdotes, coups de gueule, voyages, rencontres, choses vues ou lues ou entendues, bonnes et mauvaises nouvelles...
Nancy Huston conclut ainsi l'avant-propos : "C'est une banalité de dire que la beauté est impuissante face à la souffrance — mais ce n'est pas une raison pour laisser la souffrance phagocyter la beauté. Ainsi, au lieu d'entériner le vieil adage "Pas de nouvelles, bonnes nouvelles", j'ai décidé que les bonnes nouvelles méritaient parfois d'être dites elles aussi."
Bonne nouvelle !

Éditions L'iconoclaste, 2011, 406 pages.

samedi 21 avril 2012

Se raconter de belles histoires

Éditions Actes Sud, 2008, 208 pages.
Annie Ernaux (voir ci-dessous) écrit la vie à partir de son expérience. Nancy Huston, quant à elle, pense que nous sommes des êtres de fiction qui nous racontons des histoires en permanence. Notre quête de sens, la peur de l'inconnu, nous poussent à répondre à des questions incessantes, à trouver une explication à tout, au risque de... fabuler. C'est notre manière d'être dans le monde, en tissant des passerelles subtiles et complexes entre fiction et réalité.
Pour Nancy Huston, "la littérature nous fait le cadeau d'une réalité, qui tout en étant reconnaissable, est en même temps autre : plus précise, plus profonde, plus intense, plus pleine, plus durable que la réalité au-dehors. Dans le meilleur des cas, elle nous donne des forces pour retourner dans cette réalité-là et la lire, elle aussi avec plus de finesse..." Et de citer Mark Twain pour qui "la seule différence entre la réalité et la fiction, c'est que la fiction se doit d'être crédible". Question de crédibilité ou de cohérence.
Pour qu'une histoire existe, il faut ce grain de sable qui perturbe, dans nos vies comme dans les romans (et ceux que nous nous racontons). Et nous ne savons plus si c'est la vie qui imite l'art ou l'art qui imite la vie.

C'est ce que développe Jerome Bruner, dans son essai Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?, où il étudie le récit au fondement de la culture et de l'identité, à travers le droit, la littérature et la vie quotidienne.
Et pour finir, je cite le psychologue Yves-Alexandre Thalmann : "Le bonheur résulte principalement de la façon dont nous interprétons ce qui nous arrive, c’est-à-dire dont nous racontons nos histoires !"
Autant choisir de se raconter de belles histoires...







vendredi 13 avril 2012

Annie écrit la vie

Une partie de l'œuvre d'Annie Ernaux a été rassemblée dans une anthologie : Écrire la vie. Un photojournal précède les douze livres sélectionnés et présente des photos de son album de famille et des extraits de son journal. On pourrait penser qu'elle écrit sa vie mais ce n'est qu'un départ pour parler de la vie en général, de la vérité des détails quotidiens, à travers les relations aux autres et aux événements extérieurs, qui sont les mêmes pour tous. Elle écrit qu'elle pratique une "écriture photographique du réel" et ainsi son histoire se mêle à l'histoire de chacun et à l'Histoire.
"Je n'ai pas cherché à m'écrire, à faire œuvre de ma vie : je me suis servie d'elle, des événements, généralement ordinaires, qui l'ont traversée, des situations et des sentiments qu'il m'a été donné de connaître, comme d'une matière à explorer pour saisir et mettre au jour quelque chose d'une vérité sensible."
Voilà un bon millier de pages, idéal si vous partez sur une île déserte ou, plus banal en cette saison, si vous êtes cloué au lit par une angine blanche (c'est mon cas) qui vous laisse de temps en temps l'énergie de lire...
À moins que ce soit l'écriture d'Annie Ernaux qui vous ramène à la vie !

Éditions Gallimard, Collection Quarto, 2011, 1088 pages.

jeudi 12 avril 2012

Tu seras Lacan ?*

C'est le témoignage de Gérard Haddad sur son parcours professionnel et analytique qui le conduira à devenir psychanalyste : Le jour où Lacan m'a adopté. Sous-titre : Mon analyse avec Lacan.
Ingénieur agronome, il reprend des études de médecine pour devenir psychiatre et psychanalyste. Il raconte sa métamorphose, grâce à son analyse avec Jacques Lacan, à la fois ahurissante et géniale, qui dura douze ans, avec des séances parfois quotidiennes.
Il lui rend un bel hommage, envers et contre tous, car son récit donne également une idée des brouilles, embrouilles et intrigues qui entourent son maître.
Il rend également un bel hommage à sa femme, Antonieta, qui a supporté ses métamorphoses multiples et ses virages en épingle, aussi bien politiques, professionnels ou religieux...
Autre sujet de ce livre : la place du judaïsme dans la pensée et l'œuvre de Lacan.
En tout cas, ce récit soulève de passionnantes questions et réflexions. Dans un style clair et simple, il se lit comme un roman.

* J'emprunte la formule à Thomas Lélu, artiste.

Éditions Le Livre de poche, Collection Biblio Essais, 2005, 448 pages (éditeur d'origine Grasset).