samedi 30 mai 2015

Partir ou pas ?

Qu'est-ce qu'être Juif aujourd'hui, en 2015, en France ?
C'est une des questions à laquelle tente de répondre ce roman, Alyah, d'Éliette Abécassis. Alyah ?
"Ce qui signifie "montée" en hébreu. C'est ça, monter vers la terre promise, celle de nos ancêtres, celle où il est possible d'être juif. Plus qu'un refuge : un projet, un idéal, une réalité maintenant. Depuis toujours, les Juifs disent "L'an prochain à Jérusalem." Peut-être est-il temps d'y aller ?"
Une question que certains se posent, malgré leur amour de la France, et que d'autres, de plus en plus nombreux, réalisent.
La narratrice, Esther Vidal (déjà rencontrée dans le roman Sépharade et qui ressemble beaucoup à Éliette Abécassis), professeur de français en ZEP qui croit à l'éducation, se confronte à des situations quotidiennes nouvelles (depuis cinquante ans), angoissantes et stressantes, à différents niveaux : des attentats de janvier 2015 à un dîner avec quelqu'un qui vote FN ou des élèves qui crachent sur sa voiture ou la menacent en cours. Comment se protéger de ces agressions permanentes ? Pourquoi tant de haine ? Quel est le symptôme ? Cette situation de crise est l'occasion de retours historiques sur le statut des Juifs, ceux qui les ont protégés et ceux qui les ont opprimés.
Un roman d'actualité, un essai très instructif, au style fluide, qui se lit très vite, dans l'urgence.

Éditions Albin Michel, 2015, 256 pages.

jeudi 28 mai 2015

La bible de l'amour romantique

Le plus grand succès de Roland Barthes est Fragments d'un discours amoureux.
Pourquoi ? Probablement parce que c'est le livre qui rassure sur notre malaise ou notre folie quand on est amoureux : on se sent parfois tellement bête, dénué de raison, qu'il est agréable de se retrouver dans cette lecture savante, entre essai et roman.
Pourquoi Fragments ? Il s'agit d'une synthèse ou plutôt d'extraits d'un ouvrage plus complet de plus de 700 pages qui regroupe les textes du séminaire de Roland Barthes à l'École pratique des hautes études de 1974 à 1976.
Pourquoi Discours ? Dis-cursus désigne à l'origine l'action de courir à droite et à gauche, un désordre de langage, qui caractérise le sujet amoureux qui ne cesse, "dans sa tête, d'entreprendre de nouvelles démarches et d'intriguer contre lui-même".
Barthes y fait largement référence au Werther de Gœthe, mais aussi à d'autres lectures, à des conversations entre amis et à sa propre vie.
C'est, par excellence, le livret de chevet de l'amour romantique, que l'on peut lire dans l'ordre ou le désordre (amoureux).
"Suis-je amoureux ?" — Oui, puisque j'attends." L'autre, lui, n'attend jamais. Parfois, je veux jouer à celui qui n'attend pas ; j'essaie de m'occuper ailleurs, d'arriver en retard ; mais, à ce jeu, je perds toujours : quoi que je fasse, je me retrouve désœuvré, exact, voire en avance. L'identité fatale de l'amoureux n'est rien d'autre que : je suis celui qui attend.

Le Seuil, 288 pages, 1977.

vendredi 22 mai 2015

Braverman, éperdument

Je ne pouvais pas nager dans le ravissement de Bleu éperdument de Kate Braverman et en rester là. Il me fallait absolument retrouver la poésie de cette magicienne des mots.
Chose faite avec le précédent roman paru en 2006 chez Quidam éditeur, Lithium pour Médée, et publié pour la première fois en 1979 aux États-Unis.
Ce roman autobiographique est encore plus sombre. Entre une mère hystérique, un père atteint d'un cancer et des amants toxiques, la narratrice de vingt-sept ans cherche sa voie, voire sa survie, dans un univers de drogues, d'histoires de familles chaotiques, d'enfances difficiles... Comme les femmes de Bleu éperdument, elle a un regard lucide sur sa situation sans issue et envisage la fuite comme solution.
Là encore, la grâce du style hors-norme de Kate Braverman illumine la lecture. Ce roman ne ressemble à rien de ce qu'on a pu lire. C'est une expérience explosive de couleurs et de sensations fantastiques.

Quidam éditeur, 2006, 280 pages.


dimanche 17 mai 2015

Les Japonais, tels qu'ils sont

Pour qui s'intéresse au Japon ou veut sortir des clichés, Les Japonais, de Karyn Poupée, est idéal.
L'autrice, journaliste, est installée au pays du Soleil-Levant depuis 2002, et connaît donc parfaitement son sujet, de l'intérieur.
Le livre, de quelque 664 pages pour la version poche revue et augmentée, est une mine d'informations pour comprendre la société actuelle par rapport à son histoire, ses valeurs, sa situation géopolitique, son économie, sa culture et ses coutumes. C'est un véritable voyage dans le Japon d'aujourd'hui et sa vie quotidienne, avec ses difficultés, ses prouesses, ses contradictions.
Tout est décortiqué et expliqué clairement, dans un style alerte, et se lit comme un roman. Passionnant.

Éditions Tallandier, Collection Texto, 664 pages, 2012.

Le blog de Karyn Poupée.


samedi 16 mai 2015

Éloge des mousses

S'appeler Véronique Brindeau et écrire Louange des mousses, c'est déjà en soi un poème.
Car chacun sait que les mousses sont des végétaux sans racines qui survivent à la sécheresse en se nourrissant d'une goutte de rosée, d'un brin d'eau.
Ces petites plantes rases et discrètes sont souvent ignorées en Occident, alors qu'au Japon on leur voue un véritable culte, avec jardins et temples dédiés. Les mousses y inspirent les poètes, les jardiniers et les promeneurs. Plantes de l'ombre, elles symbolisent le temps qui passe, la constance du cœur et la sérénité, et s'inscrivent naturellement dans une esthétique qui tient en grande estime les choses de l'ombre (voir L'éloge de l'ombre de Tanizaki).
Dans un style aussi délicat que ces plantes, d'une élégante simplicité, Véronique Brindeau nous invite à la contemplation de cet univers, paysages miniatures et voyages intérieurs. Bien sûr, c'est au Japon que nous suivons ses pas, dans ce pays où l'on cultive les mousses avec un art et une patience infinie, et où des passionnés les scrutent dans chaque interstice du sol, autour de chez eux.
Poèmes et photos illustrent avec bonheur le propos.

Éditions Philippe Picquier, 2012, 96 pages.





mardi 12 mai 2015

La magie de la création littéraire

Autant le clamer dès le départ, la lecture de L'ami Butler, le premier roman de Jérôme Lafargue, est fantastique : une histoire jubilatoire sur la création littéraire, la réalité de la fiction et le dédoublement des personnages (entre autres).
Le roman débute avec la biographie imaginaire de Maria Sombrano, dans le style du réalisme magique de la littérature sud-américaine, et donne un avant-goût du fantastique qui nous attend.
Un couple disparaît mystérieusement. Lui est écrivain, elle est poétesse et condamnée par sa maladie. Le frère jumeau (il est beaucoup question de doubles) de l'homme cherche des indices en lisant le journal et les derniers textes de fiction — des biographies imaginaires d'écrivains — écrits par son frère. Ces différents genres et styles narratifs jouent avec la typographie et s'entrecroisent, dans une vertigineuse mise en abyme, pour offrir à l'enquête, romanesque et littéraire, tout le suspense et le mystère requis. Où l'on découvre aussi finalement pourquoi les deux frères étaient brouillés : un autre lien avec l'écriture...
Il y a du rêve et de la pure magie dans ce roman !

Quidam éditeur, 2007, 192 pages.

Chez le même éditeur, Jérôme Lafargue a ensuite publié Dans les ombres sylvestres, L'année de l'hippocampe et En territoire Auriaba.

vendredi 8 mai 2015

Extralucidité

Le troisième roman de Pierre-Louis Rivière, Clermance Kilo, Voyante extralucide, vient de paraître.
En réalité, c'est son premier roman, puisqu'il l'a écrit avant Le Vaste monde et Notes des derniers jours (voir ma chronique).
Dès 2001, c'est sous forme de feuilleton qu'on a pu en lire une douzaine d'épisodes dans Le Margouillat, ce mythique journal culturel réunionnais (dans lequel je signais la rubrique Livres). Ce livre est donc la somme des épisodes, augmentée d'un ultime, d'une postface et d'un glossaire créole. Le tout revu, harmonisé et accompagné d'illustrations de Leïla Payet.
Pierre-Louis Rivière avait relevé le défi, à l'époque, d'écrire les pages au fur et à mesure de leur parution. Où l'on retrouve son goût pour les déambulations dans Saint-Denis de La Réunion, les mondes parallèles, les faits de société, le théâtre...
Dans un style alerte, savoureux et très imagé — émaillé de mots et expressions créoles — Pierre-Louis nous entraîne dans les aventures d'une jeune réunionnaise sexy, (extra)lucide sur ses pairs, qui, cherchant un moyen facile de gagner sa vie, décide — avec la complicité de deux compères — de prédire l'avenir, c'est-à-dire de conter à ses clients crédules ce qu'ils veulent bien entendre. Elle met toutes les chances de son côté en adoptant la mise en scène et la posture attendues, avec rideaux rouges, guéridon, boule de cristal, déguisement et gestes inspirés...
Les lecteurs, eux, sont invités en coulisses : Clermance Kilo nous confie tous ses secrets, états d'âme, petits et gros tracas. Désinvolte, elle se rit de tout, comme d'elle-même.

Éditions Poisson Rouge.oi, 160 pages, 2015.
Illustrations de Leïla Payet.

Voir aussi la chronique sur Todo Mundo.
Pierre-Louis Rivière a également écrit de nombreuses pièces pour le Théâtre Vollard ainsi que deux nouvelles pour la revue littéraire Kanyar :
- Double salto arrière ;
- Novela.