lundi 30 mai 2016

Pas Liev, thriller psychologique addictif

Avec Pas Liev, Philippe Annocque construit un thriller psychologique addictif et intenable où, comme à son habitude, fond et forme sont savamment tramés.
Liev a visiblement quelques petits soucis. Il se rend à Kosko pour un poste de précepteur mais les enfants sont absents. En attendant leur retour, il a du mal à comprendre ce qu'on attend de lui, du mal à communiquer avec les autres. En proie à de troublants moments d'absence, il n'écoute pas vraiment ce qu'on lui dit et passe à côté d'une partie des informations qui lui seraient utiles. Inversement, des détails prennent une importance délirante et obsessionnelle : hallucinations, fantasmes, transposition de souvenirs ?
Dans la scène la plus charmante et anodine où Liev part à vélo avec Sonia, c'est la forme qui frappe avec une rupture dans la mise en page : les lignes imprimées se dédoublent sur deux colonnes, comme un jeu, illustrant le sillage des cyclistes qui roulent de front. À moins qu'il s'agisse d'un signe avant-coureur du dédoublement de Liev ? 
Dans ce dédale, le lecteur, tel un détective, saisit le peu d'indices plausibles pour imaginer le contexte : où sommes-nous ? dans quelle époque de précepteurs et servantes ? dans quel milieu (social ou hospitalier) ? qui débloque ? tout cela n'est-il pas le fruit de l'imagination de Liev ? une pure fiction ? mais alors qui est le narrateur si ce n'est Pas Liev ? On pense à Bartleby de Melville, à Kafka... La tension monte crescendo.
Lors d'une course folle dans la nuit, le rythme effréné et la longueur des phrases nous pousse à bout. L'étau de l'atmosphère se resserre, s'enfonce dans les ténèbres, de plus en plus angoissant et addictif. Plus la notion des faits et du temps échappent à Liev et plus on brûle de connaître le dénouement final, fatal. Je plains le lecteur qui serait contraint d'interrompre sa lecture avant la fin.
Une histoire qui force l'imagination et l'admiration.

Quidam éditeur, 2015, 142 pages.
Hublots, le blog de Philippe Annocque.

Lire mes chroniques sur d'autres livres de l'auteur :
- Élise et Lise ;
- Liquide ;
- Vie des hauts plateaux.

dimanche 29 mai 2016

Une vie de Roman

L'autobiographie du cinéaste Roman Polanski, judicieusement intitulée Roman, était épuisée. Il avait écrit ce livre au début des années 80, à une époque où il dit avoir vu sa vie complètement inventée par les médias, juste après l'affaire qui lui a valu la prison aux États-Unis. Plus de trente ans, plus tard, au moment où cette histoire resurgit, son livre est réédité.
On a répandu sur mon compte tant d'inexactitudes, de malentendus et de véritables calomnies que les gens qui ne me connaissent pas se font une idée entièrement fausse de ma personnalité. La rumeur publique, désormais amplifiée par l'énorme puissance des médias, vous crée une image qui s'attache à vous à jamais — une espèce de caricature qui passe pour la réalité. Je sais ce que je suis, ce que j'ai fait, et ce que je n'ai pas fait. Ce qui s'est passé et ce qui se passe.
Roman Polanski, d'origine polonaise, raconte l'enfant de la guerre qu'il a été, avec sa famille dispersée et sa mère qui ne revient pas des camps ; puis l'occupation hitlérienne et le communisme stalinien. Le cinéma devient rapidement une fascination, une obsession, ce qui le conduit naturellement en écoles d'art et de cinéma.
Il décrit avec minutie les difficultés de réalisation de ses premiers films : Répulsion, Le bal des vampires, Rosemary's baby, Chinatown, Le locataire, Tess...
Puis, son existence joyeuse et tumultueuse descend brusquement aux enfers avec le drame qui plombe définitivement tout : l'assassinat de sa femme Sharon Tate.
On ne peut qu'admirer son incroyable capacité à surmonter la violence de la vie. Mais il faudrait encore 500 pages pour raconter la suite, sa vie familiale apaisée avec Emmanuelle Seigner et ses autres grands films comme Le pianiste, The Ghost writer, La Vénus à la fourrure, etc. 
On peut se demander aussi quel enfer a vécu sa victime, harcelée par les médias au point de vouloir enterrer l'affaire. Peut-on considérer qu'il a payé pour son crime ? Saura-t-on vraiment un jour ?

Éditions Fayard, 2016, 544 pages.

lundi 16 mai 2016

Sur les traces épiques et piquantes de Jeremiah Reynolds

Lorsque Christian Garcin reçoit par la poste le livre Mocha Dick que son ami Thierry Gillybœuf* a traduit et préfacé, il est littéralement harponné par l'auteur épique, Jeremiah Reynolds. Toute affaire cessante, il se lance sur les traces de cet aventurier qui, dans son sillage, a déjà inspiré plus d'un illustre romancier d'aventures : Poe, Verne, Doyle, Lovercraft, voire Melville...
En creusant très peu, si je puis dire, on comprend vite que Christian Garcin, dont l'œuvre foisonne de souterrains (au propre comme au figuré) et de grands espaces (voir entretien sur ces thèmes), se soit passionné pour cet étonnant voyageur et cette fameuse et fumeuse théorie de la Terre creuse (qui fait pourtant toujours des émules).
Le résultat est un passionnant ouvrage, hybride et débridé, roman-récit-essai : Les vies multiples de Jeremiah Reynolds.
Conteur hors pair, l'écrivain prend la juste distance pour commenter, avec beaucoup de piquant, l'histoire multiple — très documentée — non seulement de Reynolds, mais aussi de cette littérature épique, ainsi que de cette théorie de la Terre creuse qui n'était, en souterrain, si je puis dire, qu'un prétexte pour assouvir la soif d'aventures et de conquêtes des hommes (d'un certain point de vue car des peuplades vivaient parfois depuis des millénaires sur ces terres hostiles).
C'est donc l'œil rieur et le sourire en coin, harponné à son tour par ces théories et aventures rocambolesques, qu'on se plonge avec délectation dans cette lecture car, à l'instar d'un des personnages (Philip P. King, page 69), Christian Garcin cultive "un humour caustique et sophistiqué, témoignant d'une vive intelligence des êtres et des choses."

* à qui il dédie Les vies multiples de Jeremiah Reynolds.

Éditions Stock, 2016, 168 pages. 

D'autres chroniques sur les livres de Christian Garcin à lire dans ce blog :
- Selon Vincent et un entretien sur Selon Vincent
- Vétilles
- J'ai grandi
- Labyrinthes et Cie, La jubilation des hasards et Carnet japonais
- La neige gelée ne permettait que de tout petits pas
- Sortilège- Des femmes disparaissent
- Les nuits de Vladivostok
- Romans pour la jeunesse

lundi 9 mai 2016

Éloge de la grandeur d'âme

© Agence Anne et Arnaud
Jean-Paul Didierlaurent signe un très beau roman avec Le reste de leur vie, d'une grande sensibilité, sans sensiblerie. C'est triste, c'est gai. On rit, on pleure, on sourit à nouveau. Un bonheur de lecteur !
On ressent d'emblée une tendresse pour ces personnages si humains, si attachants, et l'histoire vous porte à toute vitesse jusqu'au point final.
Pourtant les personnages auraient tout lieu de se plaindre avec leurs boulots pas rigolos, voire dénigrés — thanatopracteur, morguistes, aide à domicile... que l'auteur s'emploie à réhabiliter — mais ils sont dotés de cette grandeur d'âme qui leur fait choisir le bon côté des choses de la vie. Il faut bien conjurer les blessures, les images d'abomination et les inévitables causes de tristesse. Et pourquoi faudrait-il infliger aux autres ses aigreurs, ses doléances et ses problèmes ?

Au contraire, ils font preuve d'humour, de patience, de bonté. Et c'est leur force (et non leur faiblesse comme on pourrait cyniquement le penser). Les uns s'occupent des morts, les autres des vivants et inversement. Ils rendent la vie plus douce aux autres et tentent de rendre la mort plus belle.
On croise aussi une grand-mère comme on en rêve et un autre vieux monsieur qui ferait tout aussi bien office de grand-père gâteau. Il y a aussi les grincheux de service, qu'on finit par plaindre tant leur attitude est vaine et pitoyable.
Ah ! décidément, ce roman met du baume au cœur !
Merci monsieur Didierlaurent.

Éditions Au Diable Vauvert, 2016, 288 pages.

dimanche 8 mai 2016

Mauvais airs (mais excellentes nouvelles) de Buenos Aires

Je ne comprends pas le peu de goût des Français pour la nouvelle, ce genre ristretto : court, serré, intense et souvent noir.
Brève de nature, la nouvelle a du corps et laisse un goût tenace en bouche, bien après sa lecture.
Voilà un recueil particulièrement bien ficelé qui nous vient d'Argentine, Buenos Aires Noir.
Sur le même principe de l'excellent recueil Marseille Noir des mêmes éditions Asphalte, quatorze auteurs portègnes puisent leur inspiration dans le côté sombre de la capitale argentine, sous la direction d'Ernesto Mallo. Les autres auteurs sont : Claudia Piñeiro, Elsa Osorio, Pablo De Santis, Leandro Ávalos Blacha, Inés Garland, María Inés Krimer, Inés Fernández Moreno, Gabriela Cabezón Cámara, Ariel Magnus, Enzo Maqueira, Alejandro Parisi, Alejandro Soifer et Verónica Abdala.

D'une plume à l'autre, d'une ambiance à l'autre, des beaux quartiers portègnes aux plus misérables, on accompagne un écrivain à succès accusé de plagiat, on plonge dans les années sombres de la dictature et des disparitions, on observe une femme qui déguste froidement ses vengeances ou des crapules qui les préfèrent plus sanguinolentes, on côtoie un artiste qui n'accepte pas de porter des cornes, un couple qui achète une maison hantée par son passé, on s'indigne devant la corruption et l'impunité, on tremble avec une camée en manque et prête à tout, on se retrouve à l'intérieur du crâne d'un cocaïnomane survolté ou on se confronte aux tensions, au racisme, aux violences conjugales, à la folie d'une cour intérieure...
On tombe sur des morts et de l'angoisse à tous les coins de pages, mais quel plaisir !

Éditions Asphalte, Collection Asphalte Noir, 2016, 144 pages.

Chez le même éditeur et dans la même ville de Buenos Aires, lire aussi la chronique sur Te Quiero de J.P. Zooey.

vendredi 6 mai 2016

Petit poisson deviendra grand ?

Mocha Dick ou la baleine blanche est un court récit de chasse au cachalot de Jeremiah N. Reynolds, passionnant à plus d'un titre, du point de vue littéraire.
En effet, ce petit livre en a probablement inspiré de plus grands, comme le Moby Dick de Melville, écrit dix-sept ans plus tard, ainsi que Les Aventures d'Arthur Gordon Pym de Edgar Allan Poe que Reynolds côtoya et à qui il confia ses aventures.
Et plus près de nous, Christian Garcin ne cache pas sa fascination pour ce singulier aventurier : une bonne raison pour se lancer sur ses traces et écrire Les vies multiples de Jeremiah Reynolds (lire ma chronique).
D'où l'importance de ce Mocha Dick dans la littérature d'aventures maritimes, préfacé et traduit intégralement pour la première fois en français par Thierry Gillybœuf.
Sinon, du point de l'histoire, cet exploit du pêcheur de baleine qui harponne le bébé cachalot puis sa mère et son père (ou quelqu'un des siens), c'est-à-dire le redoutable Mocha Dick, et ce bain de sang qui en résulte, ne m'a pas du tout épatée, bien au contraire.
Ce "petit" poisson-là n'est pas devenu grand. Mais c'est sûrement la loi de la nature : tuer ou être tué.

Éditions du Sonneur, La Petite Collection, traduit et préfacé par Thierry Gillybœuf, 2013, 88 pages.

D'autres chroniques dans la même Petite Collection :
- Émile Zola : Comment on se marie et Comment on meurt.
- Frederick Marryat : Comment écrire un livre de voyage.

mercredi 4 mai 2016

Un touchant hommage aux Sirota

Illustration : Elza Lacotte.
Le dernier bateau pour Yokohama de Michel Wasserman et Nassrine Azimi est un touchant hommage à deux personnalités exceptionnelles : Leo Sirota (1885-1965), pianiste virtuose, et sa fille Beate Sirota Gordon (1923-2012). Tous deux ont contribué à promouvoir, pour le premier, la culture occidentale au Japon et pour la seconde la culture asiatique aux États-Unis.
Cet essai rassemble également des textes de Beate Sirota elle-même, ainsi que des entretiens, et un récit d'Augustine Sirota, sa mère, sur les années de guerre.
Leo Sirota, d'origine russe, avait choisi de vivre au Japon avec sa famille. Il était responsable de la section piano de l'Académie impériale de musique de Tokyo et a formé les plus grands pianistes japonais des années trente.
Sa fille unique, ayant grandi au Japon et parlant couramment la langue, a activement participé à la rédaction de la Constitution du Japon de 1946, sous les ordres de MacArthur, alors qu'elle n'avait que 22 ans ! Elle rédigea notamment les sections relatives aux droits des femmes, aux droits civiques et à la liberté académique. Non seulement la jeune femme était la seule représentante féminine à la table des négociations, mais elle réussit à offrir aux Japonaises des droits égalitaires et exceptionnels pour l'époque.
Le père et sa fille, chacun à sa façon, ont eu à cœur de contribuer aux rapprochements des peuples par des échanges culturels de haut niveau, dans un but pacifiste.

Éditions Le Ver à soie, Virginie Symaniec éditrice, 2015, 124 pages.