mercredi 29 mars 2017

Tentative de compréhension du monstre

Pourquoi les histoires de famille passionnent autant ?
Celle de Dominique Costermans, Outre-Mère, révèle de lourds secrets sur le passé et la personnalité monstrueuse d'un grand-père juif et belge, Charles Morgenstern, qui n'a pas choisi le bon camp pendant la guerre. Il se révèle être un véritable psychopathe, incapable d'empathie, même avec les siens, n'hésitant pas à abandonner femmes et enfants, voire à les envoyer en enfer.
Le secret étant rapidement dévoilé, c'est le processus, le travail d'investigation de la narratrice, qui est passionnant dans ce roman qui se lit d'une traite — un roman, soit dit en passant, qui a toute l'apparence d'un récit autobiographique.
On comprend aisément que les propres filles, nées de différentes mères, n'aient pas envie d'en savoir davantage sur l'auteur de leurs jours (l'une d'elle refuse d'employer le terme de père).
Mais la curiosité des descendants apparaît souvent à la génération suivante.
Passant outre la résistance et le mutisme de sa mère (d'où ce beau titre d'Outre-Mère), la narratrice mène l'enquête pendant des années, éclaire certaines zones d'ombre de l'arbre généalogique et tente même de réhabiliter son aïeul en cherchant à comprendre comment il est devenu un monstre.
Ce faisant, elle noue des liens avec d'autres membres de la famille (qui n'en n'ont pas forcément envie ou ignorent l'existence des autres) et dénoue — déjoue aussi — les blocages de sa mère.
Une quête autant qu'une enquête, un travail de réparation nécessaire pour les descendants...
Parce que souterrainement, inconsciemment, nous expions, nous expions tous. Nous payons au prix fort, depuis soixante-dix ans, les choix de Charles Morgenstern.
Éditions Luce Wilquin, 2017, 176 pages. 
Voir le site de Dominique Costermans.

jeudi 23 mars 2017

Un été de Franz Schubert

Où l'on retrouve, dans Un été à quatre mains, la poésie et la délicatesse de l'œuvre de Gaëlle Josse, déjà goûtée dans L'ombre de nos nuits. Et forcément cette petite musique qui parle au cœur, ce style tout en subtilité pour révéler les émotions intérieures tumultueuses et les clairs-obscurs de l'âme.
Cette fois-ci, l'autrice s'immisce dans le mystère d'une œuvre et d'une vie, celle de Franz Schubert. Elle prévient dans l'avant-lire du texte  :
Il ne s'agit pas ici d'assujettir le cours d'une destinée à un imaginaire personnel, à des suppositions ou interprétations hasardeuses, mais simplement de chercher à relier quelques indices, traces — qui seules font rêver, on le sait —, pour approcher l'un des mystères d'une vie.
Le compositeur autrichien tourmenté passe l'été 1824 dans la résidence secondaire hongroise des Esterhazy comme maître de musique des deux jeunes comtesses, loin de ses amis. Il s'éprend de Caroline, la plus jeune — mais cet amour était-il réciproque ? tout le mystère est là, puisque la possibilité de cet amour était nulle à cause de la différence de rang — et compose de nombreuses œuvres pour piano à quatre mains. Après ce séjour estival, Franz et Caroline ne se sont plus jamais revus.
Quelques années plus tard, soit quelques mois avant sa mort, il lui dédie une fantaisie en fa mineur.
De la réciprocité de cet amour, on ne saura finalement rien, même si on peut imaginer — comme Gaëlle Josse — une intense et subtile complicité dans le frôlement de ces jeux à quatre mains, assis côte à côte au piano.
Il ne reste qu'une certitude, comme le disait Michel Leiris : qu'on s'adresse toujours à quelqu'un quand on écrit {ou qu'on crée}, qu'on écrit toujours pour quelqu'un.

Éditions Ateliers Henry Dougier, 2017, 96 pages.

mardi 21 mars 2017

Grandir à l'ombre d'une légende vivante

On a souvent demandé à Juan F. Thompson ce que cela faisait d'être le fils de Hunter S. Thompson, un homme hors du commun, une légende vivante qui a inventé le style gonzo et a écrit, entre autres, Las Vegas parano et Hell's Angels.
Sa réponse est Fils de gonzo, son point de vue de fils, introverti et calme, sur son père extraverti et ultra-rebelle.
Qu'est-ce que le style gonzo ? Un style journalistique subjectif où l'auteur se met lui-même en scène dans de longs reportages plus ou moins fictifs, écrits sous stupéfiants et truffés d'anecdotes hallucinantes. Hunter S. Thompson est devenu un symbole de la contre-culture des années 70 psychédéliques.
Fascinant sur le papier, mais côté vie privée, c'est une autre histoire car comment grandir à l'ombre d'un géant, brillant certes, mais complètement caractériel, manipulateur, alcoolique et drogué, amateur d'armes à feu ? Autant dire un cocktail explosif...
Il y avait une véritable dualité dans la façon dont je percevais mon père. Comme si je pouvais le voir avec des lunettes aux verres de couleurs différentes. Il y avait les verres roses, à travers lesquels mon père état un héros, et puis les gris. En rose, Hunter était jeune, brillant, courageux, romantique, et j'avais beau prétendre le contraire, j'aurais souhaité être comme lui. (...)
Sauf que, à travers les autres verres, je voyais le monstre enragé, le type sur lequel je ne pouvais pas compter, qui piquait des crises imprévisibles, se mettant à hurler sans raison. C'était le père qui ne payait jamais ses factures, n'était jamais à la maison, trompait ma mère et mentait aux policiers.
Un livre culte
devenu un film culte
avec Johnny Depp.
Juan a l'intelligence et le recul nécessaire pour faire la part des choses, malgré les multiples perturbations qu'il a subi enfant et adolescent. Il a su pardonner les frasques de son père égocentrique et incapable de communiquer son amour. Devenu adulte, Juan a continué à encaisser le caractère colérique et versatile de son père, mais a réussi à décoder ses actes et ses paroles.
Fils de gonzo est une biographie passionnante qui aborde le personnage de Hunter par la relation père-fils, mais c'est surtout une touchante déclaration d'amour filiale.

Éditions Globe, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard, 2017, 304 pages, avec 43 photographies.


lundi 20 mars 2017

Pensées sylvestres

Comment pensent les forêts est un essai dense et complexe comme la forêt, comme la pensée sylvestre.
Passionnant, savant et apparemment ardu pour des non-spécialistes, ce livre important aborde l'anthropologie autrement : pas seulement du point de vue des humains, mais prenant en compte un écosystème tout entier.
La superbe couverture (soulignons au passage le remarquable travail d'éditeur de Zones sensibles dans la fabrication de beaux livres) donne envie d'entrer et d'explorer, dans les pas de l'auteur.
Eduardo Kohn, anthropologue de l'université McGill, à Montréal, a passé quatre ans parmi les Indiens runa d'Amazonie équatorienne pour étudier une anthropologie au-delà de l'humain (sous-titre de l'ouvrage), c'est-à-dire les relations et la communication entre les humains et les non-humains (animaux et autres créatures, esprits de la forêt...), qui forment un tissu interactif d'êtres vivants.
18 photographies, noir et blanc et couleur
Le titre énigmatique et poétique, Comment pensent les forêts, fait référence au livre de Lévy-Bruhl paru en 1910, How Natives Think, et à celui de Lévi-Strauss : La Pensée sauvage (1962). L'ouvrage s'inscrit donc dans l'histoire de l'anthropologie et de l'ethnologie pour aller au-delà, puisque "la vie et la pensée sont une seule et même chose : la vie pense ; les pensées sont vivantes".
"La pensée, dans ce livre, travaille à travers des images. Certaines s'offrent sous formes de rêves, d'autres s'invitent comme des exemples, des anecdotes, des devinettes, des questions, des énigmes, des juxtapositions inquiétantes, et même des photographies. Ces images peuvent avoir un effet sur nous si nous les laissons faire. Mon but ici est de créer les conditions de possibilité de ce genre de pensée."
Eduardo Kohn se définit comme un "diplomate cosmique" qui a appris comment les forêts génèrent des idées. Il transmet ses découvertes, à la manière d'un chaman scientifique qui ferait le lien entre différents mondes.
Autant de langages non-verbaux que nous, habitants des villes, avons peut-être oubliés depuis des millénaires en nous éloignant des forêts et d'autres sortes de vies que les nôtres...

Éditions Zones Sensibles, traduit de l’anglais (États-Unis) par Grégory Delaplace, 2017, 336 pages.
Préface de Philippe Descola.

Écouter la conférence organisée par le musée du quai Branly le 2 mars 2017 avec notamment Eduardo Kohn, Grégory Delaplace (maître de conférences au département d’anthropologie de l’Université Paris Ouest Nanterre) et Philippe Descola (EHESS, Collège de France).

samedi 18 mars 2017

Le ventre de Marrec

S'ils savaient combien d'argent brasse exactement Chez Tonton et comparaient la somme avec ce qu'ils gagnent, ses employés auraient la preuve concrète qu'ils se font enculer large et profond. Comme tous les patrons, Patrick M. dit toujours que les affaires ne marchent pas si bien, qu'il faut encore faire un effort, qu'on ne peut pas se permettre d'augmenter les salaires, que si ça continue comme ça on sera obligé de réduire l'équipe, qu'avec tous les soucis, les frais, les charges, les impôts, le loyer, patron est un boulot de chien, les employés ne savent pas la chance qu'ils ont.
Julien Syrac, traducteur (dont Le Chronométreur du Suédois Pär Thörn, publié chez Quidam ou Le silence n'est plus à toi de la Turque Aslı Erdoǧan, chez Actes Sud), a d'autres cordes à son art : il peint, dessine, écrit... La Halle est son premier roman.
Espérons que ce ne soit pas le dernier, vu son talent de Zola des temps modernes : engagé, au style réaliste, expressif et poétique.
Julien Syrac peint avec justesse la misère humaine, le racisme et le sexisme ordinaires. Il retranscrit parfaitement le langage populaire de certains personnages odieux (Patrick M. ou Michel) ou les réflexions philosophiques du beau et cultivé Roumain Avi qui répond à l'imbécilité par son sourire d'idiot du village qu'il n'est pas.
En guise d'introduction, le premier chapitre nous plonge dans la réalité crue d'une chaîne de production de saucissons industriels, en commençant par l'élevage intensif de porcs et leur transition par l'abattoir.
Révoltés et dégoûtés, nous le serons davantage encore quand, dans les pages suivantes, les dits saucissons seront vendus sous l'appellation "Saucissons artisanaux du terroir" par le narrateur, employé dans la Halle.
Cette fameuse Halle de la ville de Marrec, vivante et bruyante — que l'on peut voir aussi comme un ventre ou un personnage monstrueux — sera le théâtre d'une tragédie sociale moderne.
Ce monde cosmopolite (où les étrangers sont souvent les plus sympathiques) grouille et gargouille jusqu'au sous-sol. Ça magouille et ça se débrouille, alors qu'au premier étage d'autres affaires se trament...
Heureusement, grâce à l'artiste syrien Fouad ou à l'inaccessible et bellissima libraire italienne Alma, il est aussi question d'art et de littérature.
Il faudrait creuser dans les nuages à la pelleteuse pour apercevoir un jour le ciel. Les gueules sont du même gris. Les gens n'achètent pas. Les employés s'ennuient. Les ventes stagnent. Quelque part en banlieue, un type se défenestre. Les autres se soûlent à mort. Tout ça porte un nom : février. Avec novembre le mois le plus triste de l'année à Marrec. Les deux creux de part et d'autre de la bosse de Noël. Là où les affaires s'enlisent. Patrick M. a beau toujours dire que la seule règle dans la vente, c'est qu'il n'y a pas de règle, février est toujours un mois noir pour le commerce. Mais les saucissons restent à vendre.
Éditions La Différence, 2017, 208 pages.

dimanche 12 mars 2017

Une famille (très très) nombreuse

Dans la lignée de Persepolis de Marjane Satrapi et de L'Arabe du futur de Riad Sattouf, voilà le touchant roman autobio-graphique de Chadia Chaïbi Loueslati sur l'histoire de sa nombreuse famille franco-tunisienne.
Parler de "famille nombreuse" est un euphémisme puisqu'il s'agit plutôt d'une famille XXXL, vraiment très très nombreuse, avec une fratrie de onze enfants, gérée de main de maître par la mère, appelée Omi, au caractère bien trempé.
L'histoire débute dans les années 60 quand le père, dit le Daron, sollicité par un employeur, vient travailler en France seul, puis fait venir sa famille, qui s'agrandit d'année en année. Le roman graphique se termine avant la naissance du petit dernier, dans les années 80.
Le graphisme noir est soutenu de jaune, en hommage à la tenue de travail du père qui était balayeur dans le métro parisien. Les voix des frères et sœurs interfèrent pour commenter les histoires avec humour.
D'anecdotes du quotidien en traditions, Chadia Chaïbi raconte avec beaucoup d'auto-dérision et d'affection des situations pas toujours drôles, notamment sur les remarques désobligeantes et les discriminations extérieures, mais surtout la vie joyeuse d'une immense famille, organisée au millimètre.

Éditions Marabout, collection Marabulles, 2017, 192 pages.

jeudi 2 mars 2017

L'écrivain et son double

Photo : Marion Ettlinger
Joyce Carol Oates, une des grandes dames de la littérature américaine, a déjà publié une douzaine de romans policiers sous les pseudo de Rosamond Smith ou Lauren Kelly.
Valet de pique, dans cette lignée de romans noirs, aborde de front le thème du pseudo d'un écrivain, mais aussi des thèmes récurrents dans l'œuvre de Joyce Carol Oates : la dualité, le secret, les zones d'ombre.
C'est l'histoire d'Andrew J. Rush, un écrivain à succès qui ne peut plus se contenter d'écrire sous son nom. Il utilise en secret le pseudo du Valet de pique pour publier des romans très noirs, violents et pervers, reflets de sa zone d'ombre. Même sa femme n'est pas au courant, ni sa fille qui se pose des questions.
Une voisine un peu dérangée porte plainte contre lui pour plagiat. L'incident va l'angoisser et faire remonter à sa mémoire des souvenirs enfouis de l'enfance. De gestes inconsidérés en dérapages, le Valet de pique prendra-t-il le dessus ?
Et soudain la hache. On ne sait comment il y avait une hache et décrivant une courbe sauvage en direction de ma tête elle s'éleva et s'abattit à l'instant même où je cherchais à me relever et perdais l'équilibre en tentant désespérément de fuir, mes jambes se dérobant sous moi, et cette voix rauque, implorante : "Non ! Non je vous en supplie ! Non" — étit-ce ma propre voix, étranglée, méconnaissable ?) — et la lame de la hache frappa et fendit le bureau manquant ma tête de quelques centimètres ; je m'étais alors écroulé lourdement sur le sol, un sol dur, inhospitalier, sous le tapis d'Orient élimé.
Éditions Philippe Rey, 2017, 224 pages.