samedi 26 mai 2018

Un peu de poésie ne peut nuire

Que se passe-t-il Au café d'Éole de Dimítris Stefanákis ?
Au café d'Éole, les héros des romans vont et viennent sans crier gare, comme s'ils surgissaient des pages de leur livre pour ensuite y retourner.
Si les héros vont et viennent, les protagonistes inconnus aussi, ainsi que les écrivains célèbres comme les poètes maudits, les lecteurs... tous ces gens concernés de près ou de loin par les romans se retrouvent là.
Le narrateur vient boire des cafés chez Éole, le patron du bar également féru de littérature. Son imagination débordante convie aux tables voisines tous ces personnages, réels ou imaginaires, avec qui il partage — ou pas — ses réflexions. Comme au théâtre, l'auteur met tout ce monde en scène, mais ne maîtrise pas toujours les acteurs. On se croirait parfois au café du coin, où chacun dit la sienne. Les allées et venues de sa pensée et des personnages sont pleines de surprises et d'humour.
Les discussions virent parfois à la foire d'empoigne, aux galéjades ou au défilé de célébrités. On y rencontre Emma Bovary, les sœurs Brontë, les géants de la littérature russe, française ou américaine, mais aussi des personnages en colère contre leurs auteurs ou un poète obscur sans lecteur.
On retrouve bien sûr des références connues et d'autres qu'on a envie d'inscrire sur sa liste de livres à lire, d'autres qu'on ne lira jamais parce qu'il faudrait plusieurs vies pour les lire.
Je vous laisse, je vais me faire un café et continuer à lire.

Ateliers Henry Dougier, 2018, 144 pages.

mercredi 23 mai 2018

C'est Byzance ! (en 1054 ou an 6563)

Ces vingt feuilles auraient été écrites il y a presque dix siècles, en 1054, par un eunuque nain nommé Nicétas. Elles s'adressent au célèbre polygraphe byzantin du XIe siècle, Michel Psellos.
Rouge encor du baiser de la reine est le premier roman pour le moins étonnant d'Anne Karen.
Ce texte historique est résolument dédié à la poésie (le titre emprunte un vers de Gérard de Nerval). Le style est à l'image de la vie à la cour byzantine du XIe siècle : riche, sensuel et luxuriant.
Sur des parchemins attribués à Michel Psellos, un historien décrypte et reconstitue une écriture cachée, celle d'un nain eunuque — moine démoniaque d'une nature exaltée — qui lui aurait écrit vingt lettres passionnées restées sans réponse. L'occasion de revenir aussi sur son passé auprès de Zoé Porphyrogénète, et de retracer la longue vie troublée et trépidante de l'impératrice, mariée trois fois, instigatrice et victime de complots...
Quatre jours sans te voir. Sans te croiser dans les couloirs. Sans pouvoir t'épier. Je t'ai cherché à la bibliothèque, au scriptorium, au réfectoire. Mes yeux avaient faim de toi. À l'unisson du déluge déversé tous ces jours derniers par les nuages noirs du ciel, mon désespoir.
Quidam éditeur, 2018, 128 pages.

vendredi 18 mai 2018

Roulio relève le (poil) plat

Un simple prénom pour nom d'autrice, Julia, et un titre qui décoiffe, Roulio fauche le poil : nous voilà partis dans une aventure échevelée, ou plutôt épilée, enfin... au poil !
Mademoiselle de Printemps (Roulio de Printemps, donc, mais que chacun appelle de son surnom personnel) est une fille somme toute (extra)ordinaire : une jeune fille sans emploi (mais esthéti'hyène de son état) sans amoureux et un peu perdue à Paris.
N'écoutant que son grand cœur, elle s'occupe du mieux qu'elle peut de sa cocasse grand-mère marseillaise en maison de retraite (qui hurle à qui veut l'entendre qu'elle veut sortir de là), et prend sous son aile un SDF du quartier, Marcel, à moins que ce ne soit l'inverse.
Comme autres personnages, nous avons aussi quatre chats hystériques et un voisin qui a tout pour plaire, mais que notre héroïne fuit comme la peste. Et comme dit son ami Marcel :
Quand faut pas y aller, tu y vas. Et alors quand faut y aller, hein, bin t'y vas pas. Si tu vois de quoi et de qui je veux parler.
Quand on n'a que son grand cœur dans la vie, ce qui compte c'est d'avoir du style et notre Roulio n'en manque pas : elle a la gouaille burlesque et poétique d'une Précieuse qui aurait avalé le capitaine Haddock, et vous relève le plat d'une vie aussi désespérante que chaotique.
Mots-valises, fantaisies langagières, envolées pittoresques aux accents étrangers, scènes rocambolesques, humour désopilant... Roulio-Julia a la langue bien pendue et le langage fleuri, voire mordant, surtout chez le dentiste furibard dans le doigt duquel elle vient de planter ses canines.
Je sors du cabinet sans demander mon reste et rampe jusqu'au bureau de la secrétaire, laquelle beugle dans la foulée :
— Mais qu'est-ce qu'il se passe là-dedans ?
J'hausse les épaules et déballe mon petit chéquier, sous ses yeux mortifiés de lapine albinos prise dans les phares d'un 4x4 immatriculé l'Estaque Gare. En l'espace d'un an, périple au Canada compris, c'est le troisième dentiste que je mords. Si señor.
Et pour illustrer le fait qu'on plane à 100 miles dans ce roman, une superbe et fascinante photo de couverture signée Jerry Pigeon, alias LePigeon.

Éditions Le Tripode, printemps 2018, 240 pages.

samedi 12 mai 2018

Les tribulations d'un poète en Chine

Dans la tradition du voyage littéraire — comme dans L'ascension du mont Ventoux de Pétrarque —, Ascension de Guillaume Condello est le récit poétique et philosophique d'une randonnée vers le sommet d'une montagne chinoise par deux amis poètes français.
Ces derniers marchent également sur les traces de Li Bai et Du Fu, deux amis poètes chinois du 8e siècle, buvant, devisant et écrivant aux étapes.
Le narrateur souffre dans la montée, sous la pluie et dans la brume, affamé et assoiffé, avec son ordinateur dans son sac à dos. Il cherche l'inspiration en même temps que son souffle.
Mais comment écrire la poésie au XXIe siècle ?
La forme sort des sentiers battus : les phrases sont, non pas alignées au kilomètre mais fractionnées, clairsemées sur la page, peut-être au rythme de la pensée (ou des pas et du souffle) du narrateur, peut-être pour imiter les nuages en barbe à papa du paysage, ou bien encore pour nous laisser lire entre les lignes et glisser nos propres pensées entre les mots...
           on dirait que la nature plagie
les peintures à l'encre de Chine et l'unique coup de pinceau infiniment ralenti pousse
la brume
                      les arbres accrochent
un peu du ciel emporté
dans leurs branches
          duveteuses le rouleau
La ponctuation est quasiment inexistante. Comme dans un jeu de piste, le lecteur trace sa propre voie dans les pas de l'auteur et dans la forêt de sa prose.
Le prologue et l'épilogue, dans l'agitation de la ville, ouvrent et ferment la parenthèse dans la nature, loin des familles et du quotidien des deux amis.
Le texte est semé de références littéraires, de surprises, d'humour et de dérision parce que "la poésie, c'est pas des cacahuètes".
Une Ascension comme une méditation contemporaine et émouvante.

Éditions Le corridor bleu, 2018, 80 pages.
Lire aussi quelques notes de l'ami poète, Pierre Vinclair, qui l'accompagnait dans ces tribulations.

vendredi 11 mai 2018

Les mécaniques de la désinformation

"Tu sais, ajouta-il, pour contrôler un peuple, il faut créer une grande dose de peur."
En 2009, dans le cadre d'un programme de l'Union européenne, le grand reporter indien Anjan Sundaram est chargé d'enseigner le journalisme au Rwanda.  
Bad News, derniers journalistes sous une dictature est le témoignage de cette expérience et de la découverte des mécaniques infernales de désinformation du gouvernement rwandais pour imposer une pensée unique aux médias — et à tout un peuple. Les journalistes participants au programme seront tour à tour oppressés, emprisonnés, manipulés, infiltrés, exilés...
C'est ainsi que les dictateurs détruisent les pays et prennent le pouvoir : ils s'attaquent d'abord à la liberté d'expression, puis aux institutions indépendantes et enfin à la libre pensée.  
Anjan Sundaram décortique la violence de la dictature : l'endoctrinement, la privation de liberté de penser et de s'exprimer, l'action forcée sans marge de manœuvre des habitants, comme lors du génocide qui a eu lieu quelques années auparavant. Et tout cela sous une apparence idyllique, de façon à recevoir des soutiens financiers et matériels des puissances et organisations étrangères.
La beauté était corrompue. Le silence avait été éventré, dévoilant sa menace. La fragilité du calme sautait aux yeux. Il était possible de vivre ici et d'aimer le calme éternellement, mais il fallait éviter d'en connaître le cœur et de s'en approcher.
Et l'auteur témoigne aussi, malgré toutes ses convictions et tentatives de résistance, de son incapacité à faire face à l'implacable machine :
J'avais le sentiment de ne pouvoir me fier à rien ni personne. Je me sentais incroyablement seul.
Un grand reportage vécu de l'intérieur du monstre et servi par une belle plume.

En annexes, la liste des pays et institutions majeures qui ont offert leur soutien au gouvernement rwandais, ainsi que celle, non exhaustive, des journalistes ayant subi des représailles après avoir critiqué le gouvernement.
Notons enfin le très beau travail de graphisme et de typographie du livre des éditions Marchialy qui publient quatre livres par an de « littérature du réel ».

Éditions Marchialy, traduit de l'anglais (Inde) par Charles Bonnot, 2018, 300 pages.

samedi 5 mai 2018

La thérapie du string

Emma Subiaco signe un premier et excellent album de bande dessinée : Strip-tease.
Les hommes comme les femmes vont adorer !
Le scénario à rebondissements est aussi drôle que sérieux, original et positif. Les personnages sont bien campés, attachants ou ridicules, voire odieux selon les rôles.
Emma Subiaco a des choses à dire et elle l'exprime rudement bien. Elle traque le sexisme et les préjugés ordinaires (à la maison, au travail...) et pour cela nous entraîne dans le comble de l'ultra-féminité : une boîte à strip-tease.
C'est l'histoire de Camille, une jeune architecte qui, suite à une cuisante déception, décide de changer radicalement de vie : elle devient strip-teaseuse et se fait appeler Élise.
C'est un peu le grand écart façon pole danse ou la "thérapie du string", comme l'appelle Emma Subiaco, une façon de jeter son string par dessus les moulins rouges.
Efficace et pertinent : dès que je l'ai eu dans les mains, je m'y suis aussitôt plongée et ne l'ai plus lâché jusqu'à la fin.
Une lecture vraiment réjouissante et inspirante.

Éditions du Long Bec, 2018,18,5 x 26 cm, 144 pages.

mercredi 2 mai 2018

La tragédie des Osages

La Note américaine du journaliste David Grann fait écho au roman d'Éric Plamondon, Taqawan, inspiré du sort des Mi'gmaq du Québec.
Cette fois-ci, il s'agit d'une minutieuse enquête sur les Osages de l'Oklahoma (États-Unis) qui ont également subi discriminations et injustices.
À la fin du XIXe siècle, alors que les survivants amérindiens sont parqués dans des réserves, les Osages se voient attribuer des terres arides de l'Oklahoma. Or, elles abritaient les plus grands gisements de pétrole des États-Unis, ce qui rend bientôt les Osages immensément riches.
Mais comme ces derniers n'étaient pas considérés comme citoyens à part entière et étaient jugés incapables de gérer leurs fortunes, ils sont placés sous la tutelle des Blancs ! Une situation qui a bien sûr attiré les convoitises de curateurs peu scrupuleux, voire prêts à tout pour s'approprier les biens des Osages, quitte à les empoissonner ou les assassiner — en toute impunité.
Le St Louis Post-Dispatch écrivit à propos de ces meurtres : "Les shérifs ont enquêté et ne sont parvenus à rien. Les procureurs d'État ont pris le relais pour un résultat identique. Puis ce fut au tour du procureur général de se casser les dents. Ce n'est que lorsque le gouvernement fédéral et le ministère de la Justice prirent les choses en main que la loi put redorer son blason."
Les familles des victimes en étaient réduites à payer eux-mêmes les enquêtes, en vain, jusqu'à ce que le jeune directeur du Bureau of Investigation, Edgar J. Hoover, ait l'ambition de créer un service d'élite (futur FBI) et tienne à tout prix à faire la lumière sur une partie de ces disparitions en série des années 1920.
La Note américaine est le récit brillant et plein de suspense de ces périlleux démêlés.  
David Grann s'est replongé dans les montagnes d'archives pendant cinq ans pour comprendre comment et pourquoi les enquêtes n'aboutissaient pas et comment d'incorruptibles enquêteurs ont réussi à déjouer complots et escroqueries en bandes organisées.
Sur le terrain, en 2015, il a ensuite rencontré des descendants de ces familles décimées d'Osages et a découvert un tableau encore plus terrifiant, bien au-delà de ce qu'indiquaient les chiffres officiels.
Comme dans le roman d'Éric Plamondon, c'est tout un pan négligé de l'histoire de l'Amérique qui refait surface et pointe une colonisation basée sur la violence envers ceux qu'on appelaient des "Sauvages".
Un efficace thriller politique qui sera adapté au cinéma par Martin Scorsese.

Éditions Globe, traduit de l’anglais (États-Unis) par Cyril Gay, 2018, 368 pages, avec photographies en noir et blanc.

D'autres chroniques sur les livres des éditions Globe :
- Juan F. Thompson : Fils de Gonzo.
- Shulem Deen : Celui qui va vers elle ne revient pas.

mardi 1 mai 2018

La vie poétique des arbres

40.
Je voudrais dire mon grand amour des arbres. Je sais, les jonquilles sont jalouses.
Les arbres d'Armelle Leclercq est un enchantement, une promenade dans les bois ou auprès des arbres des villes.
Ce recueil de 500 petits paragraphes, d'une ou deux phrases, trois au maximum, nous plonge dans la vie poétique de ces grands végétaux.
Numérotés de 1 à 500, ces fragments se suivent comme de courts chapitres, poèmes, pensées, aphorismes... — comme des surprises toujours — et peuvent être lus et médités indépendamment.  
114.
Depuis toujours, le mimosa fait dans la dentelle.
Les arbres n'ont (presque) aucun secret pour Armelle Leclercq. Elle pose sur eux un regard plein de tendresse, d'humour, d'admiration et de poésie, tout naturellement.
Tout y passe, comme autant de points de vue : jeux sur les noms des espèces, symboles, rôles et usages, projections anthropomorphiques, questions enfantines, réflexions naïves ou écologiques ou philosophiques...
175.
L'arbre à palabres, on lui casse quand même un peu les oreilles.
302.
Ne croyez jamais quelqu'un qui vous dit qu'il a commencé à parler avec un arbre. C'est toujours l'arbre qui commence.
445.
Avec leurs cimes comme des pointes de stylo-plume, les sapins essaient d'écrire sur le ciel.
Éditions Le corridor bleu, 2016, 96 pages.