dimanche 25 octobre 2015

Cocktail détonnant

Dans le septième livre de Bernard Quiriny, Histoires assassines, vingt-et-une nouvelles s'enchaînent et s'entrechoquent, délirantes, étonnantes et amusantes — avec un certain humour noir puisqu'on y meurt beaucoup, mais pas toujours. Parfois on s'y écharpe par textes interposés et on y fait souvent l'amour aussi, mais de manière bien étrange.
Par exemple, dans la première nouvelle, "Bleuir d'amour", le texte est bleu comme le bord des pages, et pour cause :
Rappelons d'un mot ce qui nous arrive, pour ceux qui l'ignorent encore : depuis six mois, l'accouplement nous rend tout bleus. 
S'ensuivent des situations pour le moins étranges et hautes en couleurs puisque les relations sexuelles se révèlent en bleu, ce qui donne plutôt l'occasion de rougir, de rire jaune ou de verdir de rage. À moins qu'il s'agisse d'un hommage burlesque à Paul Éluard...
Dans "Sévère, mais juste" la règle est énoncée dès le départ :
Un critique littéraire, à Londres, décide d'assassiner un écrivain par jour, pendant un mois. 
Absurde ? Pas vraiment puisque, du propre au figuré, et inversement, une critique assassine peut détruire une ambition.
De jeux de mots en clins d'œil, l'auteur nous entraîne dans un univers décalé et prend un malin plaisir à décliner ses histoires fantastiques sous forme de rapports anthropologiques, de listes, de correspondances qui se répondent par séries disséminées dans le recueil....
Une des plus désopilantes et rebondissantes histoires fait partie de la série Correctifs (I). Dans une polémique d'intellectuels, deux spécialistes de Proust s'affrontent et s'accusent de plagiat via une critique parue dans la presse, puis un droit de réponse et quelques rectificatifs : tout y passe et tout s'emmêle pour tirer l'affaire (presque) au clair.
Pour obtenir un cocktail (d)étonnant à la Bernard Quiriny, prenez une mesure de Marcel Aymé, une de Jorge Luis Borges, une autre d'Edgar Allan Poe, une bonne pincée de René Magritte et quelques ingrédients aussi farfelus que saugrenus.
À déguster sans modération.

Éditions Rivages, 2015, 240 pages.

vendredi 16 octobre 2015

Histoires perchées et cadavres exquis

Vie des Hauts plateaux, sous-titré fiction assistée, de Philippe Annocque, est une série de micro-fictions bien perchées et ponctuées d'interludes tout aussi loufoques. Apparemment.
Il y a du Tati dans cet univers surréaliste de cadavres exquis, drôle et déroutant.
Il est question d'une dernière partie de pêche avant la mort, de gens qui dorment dans le lit des autres sans y être invités, de morts soudaines (souvent de faim) et parfois prévues, de naissances spontanées, de mariages à tours de bras et de divorces en veux-tu en voilà... Tout un programme !
La surprise et le cocasse nous attendent à tous les coins de phrase et surtout où on ne les attend pas. Seuls les narrateurs semblent trouver de la normalité et de l'évidence où il n'y en a pas, et vice-versa.
Comme on irait aux antipodes pour mieux se retrouver et sentir ses racines, il y aurait dans ce bouleversement des règles une invitation à observer nos propres codes. En effet, Philippe Annocque indique à son éditeur* : "Je suis très sensible à l'absurdité des règles qui régissent les relations sociales, et même la vie quotidienne en général. Ou plutôt, il suffit que j'arrête un peu mon regard sur ces règles pour éprouver très vivement le sentiment de l'absurde. J'avais envie de jouer un peu avec ces règles pour faire partager ce sentiment."
Car derrière l'apparente incongruité de ces textes se cachent une logique et quelques indices à décoder, comme le sous-titre (fiction assistée) ou l'étymologie de interlude (entre les jeux) ou cette énigmatique quatrième de couverture : "Un dispositif que n'identifiera pas forcément, c'est aussi bien, le lecteur même lettré — mais un plus jeune, peut-être, et c'est bien aussi — donne à cette Vie des hauts plateaux le léger décalage nécessaire pour une mise au point attendue (ou non) sur la vie. Et la mort. Et l'amour. Carrément." Et en bonus, de nombreux jeux de mots à débusquer.
Quand lire devient un jeu d'enfant.

Éditions Louise Bottu, 2014, 158 pages.
* Les éditions Louise Bottu ont vu le jour fin 2013 et comptent déjà une douzaine de livres à leur catalogue, dont Ozu de Marc Pautrel.

- Le blog de Philippe Annocque.

Mes chroniques sur d'autres livres de l'auteur :
- Élise et Lise
- Liquide.
- Pas Liev

samedi 10 octobre 2015

Ozu éternel

Marc Pautrel s'est inspiré du journal intime de Yasujirô Ozu (1903-1963) pour retracer des moments de sa vie dans un style tout en retenue, grâce et poésie.
L'existence du cinéaste japonais a été marquée par les deuils, de son père puis de ses neveux, et les catastrophes : le terrible tremblement de terre de Tokyo en 1923, la guerre sino-japonaise en 1937, des années plus tard l'incendie de son bureau qui anéantit tous ses souvenirs ; mais aussi une existence marquée par l'amitié, l'amour, le travail, le succès...
Nous marchons dans les pas de celui qui s'est consacré corps et âme au cinéma, coûte que coûte, luttant contre l'avis des autres, à commencer par sa famille. Perfectionniste, il aurait même renoncé à épouser la belle actrice Setsuko Hara pour mieux se concentrer sur son travail, jour et nuit.
Il part ensuite le long de la route jusqu'à un des temples, et là il s'assoit devant l'entrée et mange sous les arbres, avant de franchir la porte et d'aller marcher dans l'enceinte sacrée, faire quelques offrandes, observer les immenses bambous, et plus loin les fleurs des arbustes, penser un peu à lui-même, à la tragédie de sa vie. Il sait qu'il boit trop, qu'il ne dort pas assez, qu'il n'a une vie ni saine ni sainte, et pourtant il sait qu'il fait exactement ce qu'il doit faire, qu'il suit sa voie, écrire et filmer, capturer l'émotion, inventer, tout faire pour bouleverser le cœur de chaque spectateur.
Le roman de Marc Pautrel recrée parfaitement cette atmosphère nostalgique et pleine d'émotions des films du maître : Voyage à Tokyo, Une femme de Tokyo, Printemps tardif....
Un subtil hommage au cinéaste, mais aussi aux Japonais qui subissent les pires catastrophes et toujours reconstruisent.

Éditions Louise Bottu, 2015, 136 pages.
Louise Bottu est la poétesse fictive du roman Monsieur Songe de Robert Pinget. Les éditions Louise Bottu ont vu le jour fin 2013 et comptent déjà une douzaine de livres à leur catalogue. À suivre !

Le site de Marc Pautrel

jeudi 8 octobre 2015

Selon Christian

Selon Vincent, de Christian Garcin, est un roman entre dédale littéraire et puzzle, entre fantastique et réalisme, qui multiplie les narrateurs, les styles, les angles de vue, les documents authentiques dans la fiction, la fiction dans la fiction, les personnages et les pistes, apparemment sans rapport, pour nous révéler finalement une clé du mystère qui hante tous les chapitres : pourquoi Vincent a tout quitté (famille, maîtresses, travail, pays) pour vivre en ermite dans une cabane au bout du monde, en Terre de Feu, donc pas vraiment pour prendre des vacances.
L'intrigue est finement menée dans un style qui semble couler de source : un régal.
Il est question d'un manuscrit envoyé par Vincent après vingt ans de silence ; de Rosario, son neveu, qui part à la recherche de Vincent en Patagonie chilienne avec son ami Paul en 2013 ; de feuillets retrouvés sur un soldat mort sur le champ de bataille de Waterloo ; d'explorateurs de la fin du XIXe siècle en Terre de Feu ; du propriétaire autoproclamé de la Lune, de Mars et de Vénus ; d'un chaman bouriate ; de la dernière survivante des Indiens Yagans...  
Christian Garcin est décidément un écrivain — passionnant et inclassable — qui pratique et combine tous les genres : romans, récits et impressions, notes de voyages, mini-fictions, nouvelles, essais...
Il explore la littérature comme il explore le monde, les pays, les énigmes, les thèmes contradictoires et entrelacés : les grands espaces et les espaces confinés, les antipodes, le réel, l'imaginaire ou le fantastique, le hasard et la coïncidence, l'absence et l'attachement, la fuite et les racines...
Une vision du monde selon Christian Garcin dont l'œuvre foisonnante (plus d'une quarantaine de titres), selon moi, fait partie de celles qui comptent.
À explorer !

Éditions Stock, 2014, 312 pages.

D'autres chroniques à lire dans ce blog :
- un entretien sur Selon Vincent et autres thèmes
- Vétilles
- J'ai grandi
- Labyrinthes et Cie, La jubilation des hasards et Carnet japonais
- La neige gelée ne permettait que de tout petits pas
- Sortilège- Des femmes disparaissent
- Les nuits de Vladivostok
- Les vies multiples de Jeremiah Reynolds
- Romans pour la jeunesse

Christian Garcin est publié chez différents éditeurs : Stock, Gallimard, Verdier, L'escampette, Le bec en l'air, etc.