lundi 26 septembre 2016

Demandeurs d'asile... de fous

On sort hébété, comme d'un mauvais rêve, d'un mauvais trip, du Voyage de Hanumân d'Andréï Ivanov, après plus de 400 pages dans l'enfermement de ce camp de réfugiés au Danemark. C'est sa propre expérience d'exilé dans les camps de la Croix-Rouge que l'auteur a romancé par l'entremise du mystérieux narrateur estonien, qui répond à différents prénoms (dont Dgène, le diminutif de Evguéni), et le fameux Hanumân, son comparse indien.
Oui, on en sort groggy par la défonce à l'alcool et au hash, étourdi par l'ennui, l'inaction forcée et la dépression, tendu par l'hystérie, figé par la peur jusqu'à la paranoïa d'un contrôle de police ou d'une expulsion, en attendant le verdict d'un dossier qui n'en finit pas de ne pas être traité.
L'attente, la promiscuité et le désespoir rendent fous les exilés du camp qui cherchent à survivre, à échapper à cette réalité injuste, absurde, insalubre : ils inventent de petites combines et de gros mensonges, poursuivent des chimères, rêvent de passeports, de terres promises, d'Amérique, de voyages, de mariages... alors qu'ils sont englués, les deux pieds dans la boue d'une impasse hostile.
J'étais, à l'époque, obtus et écrasé au point de ne pas voir combien Hanumân avait peur de se retrouver seul en face de cette vérité : il se mentait à lui-même, encore plus qu'il ne me mentait à moi ! Car tromper autrui, ce n'est que faillir à demi ; tandis que se tromper soi-même, c'est très grave ! Et comment tromper autrui sans se tromper soi-même ; la faute commence là où commence la corruption de l'âme. Quand on entre en débat avec son âme, les yeux dans les yeux. Si alors on triche, si on la chiffonne, cette âme, jusqu'à en faire un simple mouchoir, tôt ou tard on se mouchera dedans. Oui, on se mouchera dans son âme.
Ce roman picaresque donne un point de vue des conditions de vie quotidienne des camps, ces ghettos aux conditions infernales et impitoyables qui me rappellent l'effroyable Nuit d'Edgar Hilsenrath.

Éditions Le Tripode, 2016, 440 pages.

mercredi 21 septembre 2016

La vocation des éditions Hermann... et de Guy de Maupassant

Pour leurs 140 ans, les éditions Hermann offrent aux lecteurs un ouvrage électronique de 300 pages à télécharger gratuitement dans les e-librairies et sur leur site.
Il contient un florilège de citations et d'illustrations extraites de leurs publications dans les domaines des sciences, de l'art et des idées, mais également le manuscrit d'une nouvelle "inédite" signée Guy de Maupassant, La vocation, retrouvé dans les archives de la maison.
L'histoire passionnante et complexe de ce document nous est racontée par Déborah Boltz, qui a minutieusement enquêté sur ce texte et les dessins qui l'accompagnent. On apprend notamment que la nouvelle avait été publiée sous un autre titre et un autre nom d'auteur ! Du coup, le doute persiste...
Ce document à télécharger est l'occasion de mieux connaître l'histoire des éditions Hermann et leur vocation. Comme l'écrit son directeur Arthur Cohen : “Nous publions et promouvons des textes que nous jugeons forts et importants, et cherchons à en souligner l'intelligence, l'originalité, la radicalité. Nous publions des ouvrages que nous avons choisi — pour leur pertinence, leur érudition, leur élégance, leur précision, leur subtilité, leur finesse, leur exigence.“
Bon anniversaire aux éditions Hermann !

Deux exemples de publications chroniquées dans ce blog :
- Père éternel, sur le film Il était un père de Ozu.
- L'inactualité. La littérature est-elle de son temps ?

dimanche 18 septembre 2016

Charles Gobi a encore frappé

Charles Gobi a encore frappé.
On attend désormais son nouveau roman comme on attend le nouveau feuilleton, vu qu'on retrouve les mêmes lieux marseillais — entre l'Estaque et les Goudes — et les mêmes personnages, auxquels s'ajoutent quelques nouveaux pour une nouvelle intrigue et de nouvelles aventures*.
Comme dans les précédents romans, La grosse Janine commence bien gentiment à grands coups de dialogues épiques, souvent bien gras et parfois plus romantiques. Le QG est le Bar de la Sidérurgie, l'endroit idéal pour galéjer et raconter des brèves de comptoir à la marseillaise.
Dans une ambiance digne de Pagnol ou de Fernandel, les personnages se laissent vivre pour la plupart, cultivent un art de la débrouille et du bien-vivre ensoleillé et débonnaire... avec les indispensables parties de pétanque, de belote, de pêche, sans oublier les traditionnels apéros et spécialités culinaires avant la sieste, dont les fameux chichis frégis. Pas tous finauds, pas tous des foudres de guerre, mais ils peuvent compter sur leurs copains un peu plus malins.
Car lorsqu'un enquiquineur vient casser les pieds de l'un de ces braves gens, la fine équipe vient les venger copieusement. Et là, changement d'ambiance : un vent violent (c'est le cas de le dire) souffle sur la cité phocéenne comme une furie.
Ça va castagner !

Roman auto-édité par Le Confort Numérique, 2016, 250 pages. 
Rendez-vous sur le site de Charles Gobi pour commander les livres ou les acheter à Marseille.

* Chaque roman peut se lire indépendamment :
- Les Goudes, c'est de l'anglais...
- Hercules des Trois Ponts
- Chemin des Prud'hommes
- Bar de la sidérurgie
- Il est pas con, ce con ?

In vino veritas

Varions les plaisirs.
Voilà un petit livre sur les grands vins qui enchante les papilles !
Certains noms évocateurs sonnent comme une invitation au rêve et à la volupté : Petrus, Yquem, Romanée-Conti...
Julien Gacon, œnologue, et Aurélie Labruyère, qui enseigne la culture et le marketing du vin à HEC, ont sélectionné les plus grands crus et vignobles (ainsi que de plus populaires ou originaux) et racontent leurs grandes et petites histoires, dans 80 crus et vins expliqués.
Les vins français sont bien sûr très bien représentés. Après les incontournables Bordeaux, Champagne, Bourgogne... descendons la vallée du Rhône jusqu'en Provence ; puis partons autour du monde en passant par l'Espagne et l'Italie, l'Afrique du Sud, la Californie, l'Argentine et jusqu'en Chine. S'il est question de cépages et de terres, c'est avant tout aux artistes vignerons qu'il est rendu hommage, dignes héritiers d'un savoir-faire millénaire.
Voilà pour le côté théorique. Dans la pratique, "Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse" — soit dit en passant, Alfred de Musset parlait d'amour et non de boissons alcoolisées —, faute de goûter aux chefs d'œuvre hors de prix, il faut désormais le faire un peu exprès pour tomber sur une piquette : les meilleurs vins ne sont pas forcément les plus chers.
Bonne lecture, sans modération.

Éditions Eyrolles, 2016, 224 pages, format 18,5 x 13,5.
La collection Pourquoi est-ce un chef d'œuvre ? des éditions Eyrolles, s'est également intéressée à la peinture, la photo, le design (lire ma chronique)...

mercredi 14 septembre 2016

Ça travaille du chapeau !

Après Le cerveau peut-il faire deux choses à la fois ? (lire ma chronique), Fiamma Luzzati poursuit son passionnant Voyage au pays du cerveau avec La femme qui prenait son mari pour un chapeau.
Ses histoires dessinées décortiquent les avancées scientifiques sur le fonctionnement et les dysfonctionnements du cerveau. Elle rencontre les plus grands spécialistes (neurologues, psychiatres...), mais aussi des patients et des proches de patients. Très patients, eux aussi.
C'est passionnant, instructif, drôle, touchant... mais comme le tour de la question est loin d'être terminé, et que finalement on ne sait pas grand-chose encore sur le fonctionnement du cerveau, vivement le prochain livre de Fiamma !

Éditions Delcourt, 2016, 256 pages. 

Suivre Fiamma sur son blog :
- L'avventura

D'autres chroniques sur le cerveau :
- Le cerveau peut-il faire deux choses à la fois ? de Fiamma Luzzati
- 101 astuces pour mieux penser - Débloquez le potentiel de votre cerveau ! de Xavier Delengaigne
- Mon cerveau, ce héros - Mythes et réalités d'Elena Pasquinelli- Peut-on manipuler notre cerveau ? de Christian Marendaz
- Vivre Penser Regarder de Siri Hustvedt
- La femme qui tremble - Une histoire de mes nerfs de Siri Hustvedt

dimanche 11 septembre 2016

La fureur de vivre

"Insolite et singulier", à l'image du catalogue de Quidam éditeur, Sombre aux abords de Julien d'Abrigeon épouse une forme inédite : celle de l'album de Bruce Springsteen, Darkness on the Edge of Town (d'où le titre).
Chaque chapitre correspond à une chanson de celui qui est né aux USA, magistralement interprétée et transposée par le poète contemporain* dans son Ardèche natale.
Le texte est donc très inspiré des thèmes, du rythme, de la musique rock des morceaux de l'album. Mais on peut ignorer cette impressionnante orchestration, cette mécanique bien huilée, et se laisser littéralement happer par la poésie du texte, sa langue sonore, ses ruptures, ses respirations, ses rimes, ses effets de surprise... et surtout les images, les histoires et les portraits.
Du texte jaillit la folie et la révolte — la fureur de vivre — d'une jeunesse en crise, qui refuse les voies bien tracées, mais s'y laisse souvent couler. Dans un rythme effréné, on y fonce à tombeau ouvert, pied au plancher dans des bagnoles débridées.
L'atmosphère se nourrit des univers du cinéma noir américain, des faits-divers, de la poésie de Desnos ou des documentaires de Raymond Depardon. Bienvenue au revers de la carte postale, de la face B du paysage de la France rurale et des villes moyennes, des routes désertes, des terres arides, des parkings de supermarchés, des stations services, des salles des fêtes, des usines, des ateliers de garage...  Oui, le fond est sombre, mais la forme est éblouissante, et le tout impressionne longtemps.
Depuis les abords, jeté dans le sombre, j'observe la lueur de la ville, ses lumières et l'orange qui se propage et voile vos étoiles, dans la nuit comme chez moi, je suis sombre et sombre la nuit, tendre. Le nez levé vers le néant béant, le ciel étoilé a disparu de la ville, banni par la lumière, éclipsé par un halo.
Je suis prête à parier qu'il faut entendre Julien d'Abrigeon lire — interpréter — son texte où sons et images sont intimement liés (suivre l'actualité).

* Julien d'Abrigeon œuvre depuis des années dans le milieu de la poésie-action contemporaine, sonore et visuelle, avec le collectif BoXon, ses sites T.A.P.I.N. (Toute Action de Poésie Inadmissible sur le NET) puis T.A.P.I.N.² qui est une mine.

Quidam éditeur, collection Made in Europe, 2016, 148 pages.

jeudi 8 septembre 2016

Les ratés et les ratures de la langue française

Suite au succès des précédents, les éditions Philippe Rey publient le troisième volume de Dire, ne pas dire inspiré du site éponyme de L'Académie française.
Dominique Fernandez et Yves Pouliquen, deux académiciens membres de la commission du dictionnaire, ont sélectionné 200 entrées et interrogations des internautes sur les difficultés de la langue française. Il s'agit de questions que l'on s'est posées — ou pas, croyant savoir — et autant de réponses passionnantes sur le bon usage de la langue française, le pourquoi et le comment.
Ces réponses instructives rajustent les points sur les i et remettent gentiment à leur place les emplois erronés, les extensions de sens abusives, les néologismes, anglicismes et autres tics de langage, qu'on voit et entend se répéter partout (dans les conversations mais aussi dans les médias). Tant et si bien qu'on y perd son français.
L'ouvrage se lit avec plaisir du début à la fin, passant d'une difficulté à l'autre comme du coq à l'âne. Parfois pointus, parfois naïfs et évidents, certains exemples sont d'un comique de bêtisier, comme, page 143 : ne pas confondre rendre la pareille et rendre l'appareil.
D'autres entrées, plus discutables, continuent d'énerver. Par exemple, page 21, voici encore le fameux auteur qui n'aurait pas de féminin en auteure, soi-disant comme à l'inverse d'autres mots n'ont pas de masculin comme balance ou crapule. Et l'on occulte encore totalement autrice. Or, les recherches ont montré que le terme autrice a été rayé du dictionnaire par l'Académie française, justement (lire le résumé de l'étude passionnante d'Aurore Evain), d'où son absence dans ce recueil.
Absences qui nous renvoient à d'autres brillants ouvrages littéraires comme Le dictionnaire des mots manquants (voir ma chronique).
Mais tout espoir n'est pas perdu : ce volume 3 reconnaît humblement par ailleurs que l'usage prime, qu'il n'est parfois pas encore fixé et que cela ne permet pas de trancher clairement.
Bref, la langue française est bien vivante, riche et mouvante (émouvante), et n'a pas dit son dernier mot.

Éditions Philippe Rey, 2016, 196 pages.

lundi 5 septembre 2016

L'odyssée naturaliste des lapins

Si l'on m'avait dit que je me passionnerai pour des aventures de lapins dans les bois, j'aurais probablement douté.
Pour la petite histoire, Watership Down de Richard Adams est présenté comme un des livres les plus vendus dans le monde (50 millions d'exemplaires) depuis qu'il a été édité pour la première fois en Angleterre en 1972. Une première édition française en 1976 chez Flammarion n'aurait pas fonctionné et vient d'être totalement révisée par l'éditeur Monsieur Toussaint Louverture.
L'auteur avait inventé l'histoire pour amuser — et un peu terrifier — ses filles, qui l'ont ensuite encouragé à l'écrire. Il avait déjà une cinquantaine d'années et travaillait alors au ministère de l'agriculture — d'où une description poétique mais surtout très précise et documentée de la nature, des plantes et de la vie de ces sympathiques animaux.
Ces histoires de lapins — notamment les héros : Hazel, son intuitif frère Fyveer et le robuste Bigwig — sont de véritables fables, des contes fantastiques et réalistes à la fois. D'un côté, l'on peut s'identifier à ces personnages, avec leur langage particulier, leurs croyances et leur caractère combattant (l'auteur s'est inspiré de ses souvenirs de guerre et de ses compagnons d'arme). D'un autre côté, ces lapins n'en restent pas moins des animaux dans leur univers naturel, un microcosme de garennes qui ne dépasse pas quelques lopins de terre : le moindre petit obstacle à surmonter devient un véritable exploit.
C'est une odyssée, pleine d'aventures, de violence et de suspense, où les lapins doivent sans cesse lutter pour leur survie, contre la faim, les pièges et les prédateurs.
Chaque chapitre commence par une citation littéraire (tragédies grecques, Shakespeare, Dostoïevski...) et participe à ce style classique et intemporel, très bien écrit.
Un grand classique à redécouvrir, épatant.
 
Éditions Monsieur Toussaint Louverture, traduit de l’anglais par Pierre Clinquart, 2016, 544 pages.